" - L'or éclate, dites-vous, sur les habits de
Philémon. - Il éclate de même chez les marchands. - Il est habillé des plus belles étoffes. - Le sont-elles moins toutes déployées dans les
boutiques et à la pièce ? - Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence. - Je loue donc le travail de l'ouvrier. - Si on lui demande quelle heure il est, il tire une
montre qui est un chef-d'œuvre ; la garde de son épée est un onyx ; il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui est parfait ; il ne lui manque aucune de ces curieuses
bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage, et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vieille. Vous m'inspirez enfin
de la curiosité ; il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la personne.
Tu te trompes Philémon, si avec ce
carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail qui t'est étranger, pour
pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat.
Ce n'est pas qu'il faut quelquefois
pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance et plus d'esprit : il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui
lui parlent ".
Philémon, dans la typologie des personnages de La Bruyère, est peut-être l’un de ceux qui a
le moins vieilli. De nos jours, les Philémon sont pléthore et il faudrait fermer les yeux et même devenir aveugle pour ne pas les voir, qu’ils se pavanent à pied ou en voiture.
Je vais donc me livrer à cette petite analyse de texte afin de montrer à chacun et à chacune,
d’abord, la vanité des Hommes, s’il était encore nécessaire de prouver son existence, et cette tendance de plus en plus répandue à confondre l’être et l’avoir et à conformer ses choix
existentiels non sur l’être mais sur le paraître.
Le premier paragraphe nous montre le spécimen en
action au milieu de ses admirateurs et jouissant de l’effet éblouissant qu’il suscite. « Philémon », étymologiquement « le seul qu’on
aime », n’existe que dans le regard admiratif des autres. L’anaphore du pronom « il » (il
éclate – il est habillé – il a – il fait…) montre à quel point Philémon est au centre des préoccupations, est l’objet de tous les regards. Mais d’où détient-il ce pouvoir de susciter
l’admiration d’autrui ? Ce pouvoir est celui de l’apparence et de la richesse ostentatoire. Le recours au vocabulaire de la perception visuelle « éclate, montre, briller aux yeux, parure, voir, brillant » et le jeu sur les champs sémantiques « habit/habillé », « briller/brillant » soulignent l’importance de l’apparence conférée par l’avoir
et le goût prononcé du clinquant de Philémon. Ce dernier possède des biens d’une grande valeur (l’opulence est traduite par les matières nobles et précieuses : « or, onyx, diamant ») et en grande quantité comme les longues périphrases pleines d’expansions (« un gros diamant qu’il fait briller…
parfait ») et les accumulations (« ce carrosse brillant … équipage ») le laissent entendre.
Les admirateurs sont dupes de tous ces fastes et ces feux et
expriment leur émerveillement avec des adjectifs mélioratifs et superlatifs : « des plus belles, si précieuses, parfait », ce dernier
constituant une hyperbole qui exprime bien l’impact de cet étalage de richesses.
Mais tout le monde n’est pas dupe.
En réponse à la tromperie dont ses admirateurs font l’objet,
Philémon est pris à parti par une apostrophe directe et franche du locuteur qui renverse les termes et lui déclare que c’est lui qui se trompe en voulant tromper les autres. Le locuteur démonte
de manière logique et ironique cette duperie : il utilise des connecteurs logiques comme « mais » et « donc », les deux points qui ont un sens consécutif afin d’opposer la raison à l’aveuglement des sens.
La question rhétorique « Le sont-elles moins toutes déployées… » marque l’ironie du locuteur qui rappelle que la valeur « inestimable » des biens de Philémon est à
l’honneur de ceux qui les ont fabriqués et ne peuvent être mis sur le compte du mérite de Philémon lui-même !
Le locuteur ne cesse d’exprimer son mépris vis-à-vis de Philémon
dont il veut montrer la vanité : il le tutoie, le réduisant ainsi à lui-même. Il se moque de lui dans la comparaison qui l’assimile à un « jeune
homme » marié à une « riche vieille ». Philémon se drape sous des apparences de
luxe mais le locuteur insiste pour dévoiler sa seule et véritable nature qui tient en trois pauvres lettres : « fat ». Le mot est mis
en relief en fin de phrase et de paragraphe, et il forme un écho assonantique avec « toi ». Ce procédé rappelle la scène de Cyrano de
Bergerac aux prises avec le vicomte et la célèbre réplique :
- Voilà ce
qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit :
Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot !
La
comparaison de ces deux extraits nous permet de bien comprendre la filiation logique qui relie les deux petits mots « fat » et « sot ».
Le mépris du locuteur à l’égard de cette fatuité est aussi le
mépris des biens, le mépris de l’avoir que l’on perçoit dans les termes péjoratifs « coquins, traînent, attirail, bagatelles, bêtes » et
dans la valeur péjorative des déterminants démonstratifs (valeur héritée du latin iste) : « ce carrosse / ce grand nombre / ces six bêtes / cet attirail ».
L’erreur commise par Philémon et par ses admirateurs est contenue
dans cette confusion volontaire ou involontaire entre l’être et l’avoir. Le locuteur souligne ce décalage par des oppositions entre les longues périphrases renvoyant à l’avoir (« ce grand nombre de coquins qui te suivent… ») et les petits pronoms personnels qui renvoient à l’être (« tu
te »).
Cette opposition est aussi sensible dans le rythme
décroissant de cette phrase : « l’on écarte tout cet attirail qui t’est étranger / pour pénétrer jusques à toi / qui n’es qu’un fat » (14-8-4) où Philémon est peu à peu dépouillé de ses
artifices et de ses atours pour aboutir à sa nature : celle d’un fat. Cette opposition se traduit sur la plan lexical par l’antithèse entre « être » et « avoir »
(« il a/ qui n’es ») et par l’antithèse entre « chose » et « personne ». Le locuteur dissocie clairement et volontairement les objets (avoir) et leur possesseur (Philémon) en employant une construction inhabituelle
de phrase avec des déterminants démonstratifs et un complément du nom, là où on attendrait simplement l’emploi des déterminants possessifs : « Ces habits et ces bijoux de Philémon » au lieu de « Ses habits et ses bijoux ».
L’opposition entre les choses possédées et le propriétaire est
doublée par d’autres oppositions comme celle entre le peuple qui fabrique ces objets admirables (« marchand, boutique, ouvrier ») et la
noblesse oisive qui s’en pare et s’en empare pour briller.
Il est intéressant de remarquer que ce blâme figure dans la
partie « Du mérite personnel » et de constater justement que le seul mérite de Philémon
est de posséder. Le monde est-il finalement et véritablement abusé par les procédés de Philémon ? L’est-il lui-même ? Les verbes d’opinion « tu penses… croit » laisseraient imaginer qu’il adhère à cette confusion entre être et paraître, pourtant le texte se termine sur l’évocation des yeux et
suggère que ces « miroirs de l’âme » lui révèlent dans le regard des autres sa véritable nature qu’il cherche à dissimuler derrière des
apparences.
Substituez « voiture tout terrain » à
« carrosse », « téléphone portable » à « épée » et vous comprendrez que
Philémon, qui porte aujourd’hui d’autres noms, existe bel et bien et, même, qu’il s’est largement reproduit depuis l’époque de La Bruyère. Les Philémon sont en voie d’expansion sur tous les
continents, continuent de faire la roue à tous les carrefours de nos villes illuminées, et le mépris que je leur témoigne va croissant, proportionnellement à leur fatuité qui ne connaît pas de
limite.