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22 juin 2013 6 22 /06 /juin /2013 10:24

J’ai lu parmi les nouvelles, celle d’une jeune collégienne s’insurgeant contre la pratique de la dissection dans les cours de S.V.T. (Sciences de la Vie et de la Terre), allant jusqu’à susciter une pétition pour l’interdire…

Parce que de petits faits vrais ont toujours plus de sens que de grandes démonstrations, je livrerai mon point de vue sur cette affaire en évoquant cette petite anecdote :

Sortie de classe de 5ème, visite d'un musée d'histoire naturelle. Une jeune fille, 12 ans, attire mon attention. Ses copines l’entourent de toute leur sollicitude, lui prodiguent de tendres conseils : elle pleure, en déambulant à travers les couloirs du musée. Je m’approche pour tenter de comprendre l’objet de tant d’alarmes. Quelle est ma stupéfaction lorsqu’on me dit qu’elle sanglote à la vue de « ces pauvres animaux empaillés » ! Elle s’afflige de voir comment l’Homme, cette brute, a tué puis empaillé ces animaux morts pour les exposer. Elle s’apitoie sur le sort du pauvre renard roux, sur celui de la belette à l’œil désormais fixe, sur la gerboise figée dans la posture du saut mais qui ne sautera plus jamais…

« Hum… », je ne puis m’empêcher de toussoter en entendant tout cela. Quoi ? On vient pleurnicher dans un musée parce que quelques spécimens sont présentés aux visiteurs ? Et sortie de ce « repaire macabre », pour se remettre de tant d’émotions fortes, ne voilà-t-il pas que notre jeune fille se jette sur le paquet de chips et attaque avec ardeur son hamburger tout droit sorti du fast-food le plus proche. Alors, je viens la voir et lui dit : « Que crois-tu qu’il y ait dans la nourriture que tu ingères ? Dans quelle sorte d’huile, produite de quelle manière, tes frites ont-elles baignées après leur congélation ? » Cela fait « noble » d’embrasser la cause de pauvres animaux qu’on a là sous nos yeux, mais il faudrait, dans ce cas, se montrer cohérent jusqu’au bout, et penser à ce qui ne se voit pas, aux conséquences auxquelles nous contribuons, comme responsables anonymes : les milliers d’hectares défrichés dans les forêts tropicales ou équatoriales pour planter du colza, des palmiers, nécessaires à la production de l’huile dont les fast-food se servent pour frire leurs patates congelées ? Y pense-t-elle lorsqu’elle mange ses frites en sanglotant ? Les quantités d’espèces menacées, en voie de disparition ou déjà disparues avant même d’avoir soupçonné leur existence, victimes de ces déforestations à grande échelle, n’ont-elles pas, elles aussi, droit à quelques larmes de jeune fille ? Non, évidemment, parce qu’elle ne les voit pas, parce qu’elle n’y pense pas. Et de ce fait, elle continue à consommer, insouciante, les produits issus des grandes firmes agro-alimentaires qui massacrent sans état d’âme des milliers d’animaux… Alors, que peuvent valoir, en comparaison, la vie de ces quelques bêtes empaillées ou disséquées ?

Que ces adolescentes larmoyantes révisent et réforment d’abord leurs habitudes de consommatrices, elles lutteront plus efficacement contre les dégâts et les souffrances engendrés par l’Homme dans le monde animal !

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30 mai 2013 4 30 /05 /mai /2013 06:28

2011, 11h04, Nevers, France.

J’ai rendez-vous, mais avant cela, je dois faire le plein. A ma droite, une station-service. « Le plein, s’il vous plaît ». La boutique, bien aérée, diffuse une musiquette soporifique. Je jette un coup d’œil circulaire sur les rayonnages. Deux impressions : le plein, des couleurs partout. Des couleurs trop vives, anormales, monde de toc. C’est mon tour. « 46 euros 60, s’il vous plaît ». Je paie. La caissière est noire.

2004, 10h25, Pointe-Noire, Congo.

Je voudrais prendre du recul pour embrasser d’un seul regard la gare si pittoresque mais je ne peux. Le soleil aussitôt me cuit les épaules, je préfère rester dans son ombre. J’attends, j’ai un rendez-vous. Pas de taxi en vue. Mais où sont-ils ? L’heure avance. Malgré la chaleur, je décide de marcher en direction de la plage où, par moment, une bouffée d’air marin dépose un éphémère voile de fraîcheur sur le visage…

2011, 11h12, Nevers, France.

… « Monsieur ? Monsieur ? Votre code, s’il vous plaît ! ». « Pardon, je rêvassais… ». Un voile chaud empourpre mon visage pendant que je tapote mon code sur la machine. La caissière me jette un regard indifférent, elle profite du temps que la machine communique mes données à une autre machine, pour passer un coup de chiffon sur sa vitrine réfrigérée.

2004, 10h43, Pointe-Noire, Congo.

Décidément, du plomb fondu sur ma peau. Au large, sur ma droite, le wharf, par intermittences, jette des reflets sinistres. Là-bas, sur ma gauche, j’aperçois une station-service enveloppée d’un nuage de poussière et d’une cacophonie de klaxons passablement agacés. Une file interminable de taxis stationne devant les deux pompes de la station. Des clameurs me parviennent. Quelques bribes dispersées par l’air marin : « Plus une goutte d’essence dans les deux pompes. Pas d’approvisionnement prévu. Pénurie, pénurie ». J’approche, un taximan, les yeux rougis, scrute fixement l’horizon. Il est maigre et ses traits sont tirés. Au loin, à peine visible entre la nappe bleue du ciel et les écailles bleues de la mer, une plate-forme de l’une de ces grasses compagnies pétrolières aspire le jus noir comme une tique avide. Je suis totalement anéanti.

2011, 11h14, Nevers, France.

« Au revoir monsieur et à bientôt ».

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20 mai 2013 1 20 /05 /mai /2013 06:58

Les beaux jours reviennent, et avec eux, l’envie de partir à la chasse à l’image. Lourdement armé d’un appareil cyclopéen et de tout un attirail pour entrer dans la dimension microcosmique, je surprends la nature à l’aube, occupée à se farder des premiers rayons du soleil.

Au commencement, la mise en jambes (mouillées par la rosée, tôt le matin) nécessite des sujets faciles. Les lépidoptères avec leurs longues ailes chamarrées offrent une amorce idéale pour commencer la chasse. C’est d’abord quelques pas, un petit trot mesuré ou de grandes enjambées au-dessus des herbes folles. Au fur et à mesure que le disque solaire entame son ascension céleste, les gouttes rosée laissent place aux gouttes de sueur qui perlent et attirent les mouches et moustiques qu’on ne veut pas photographier. Les papillons, eux, ne sont pas attirés par l’odeur de sudation et on leur court après avec la légèreté d’un éléphant dans la savane. Lorsque l’un d’entre eux se pose délicatement sur une corolle ou sur une tige frémissante, nous approchons notre œil unique, prêts à immortaliser l’instant fragile… Alors, fortuitement, quatre paires d’yeux surgissent de la jungle miniature et braquent leurs billes noires sur vous.

Oui, c’est une araignée sauteuse, appelée aussi salticide ou tout simplement saltique. La bestiole par son attitude sur le qui-vive, fascine aussitôt, et les papillons qui volètent alentour deviennent vite un vague souvenir.

Je descends de ma hauteur vertigineuse vers ce nouveau sujet. Un grossissement important est nécessaire. Nous échangeons nos premiers regards, perplexes. « Je ne t’ai jamais vu dans les parages. » vous dites-vous chacun pour soi. Lorsque le premier élan de curiosité est satisfait, j’arme mon bras tandis que la saltique poursuit sa ronde faite de petits sauts vifs et de tours sur elle-même très primesautiers.

Soudain mon flash explose et là, l’araignée fait volte-face et me lance un regard profond et insistant. Je réitère et les brusques éblouissements s’impriment dans ses yeux immobiles. Elle me fixe et je lis de la curiosité, entre terreur et fascination.

C’est ainsi que la communication s’instaure, que l’infiniment grand rencontre l’infiniment petit, sans heurt, une reconnaissance réciproque sans conséquence, sans séquelle, un contact éphémère et bienveillant avant que chacun reprenne sa route, ses occupations à la mesure de ses proportions et à portée directe de ses sens, c’est un dépassement, le franchissement d’une frontière virtuelle du macrocosmos au microcosmos pour l’un et du microcosmos au macrocosmos pour l’autre.

Tu as huit yeux qui te couronnent la tête, je n’en ai que deux ouverts sur ton monde fascinant, tu as huit pattes, je n’ai que deux jambes et deux bras, et nous nous regardons yeux dans les yeux sans comprendre, uniquement occupés à scruter le phénomène physique que nous représentons l’un pour l’autre.

Mais il se fait tard. Je cale mon œil de cyclope dans son étui, un dernier regard vers toi, et je regagne les hauteurs d’où tu n’es qu’une vulgaire bestiole que d’aucuns écraseraient en toute désinvolture.

Salticidae
SalticidaeSalticidae
SalticidaeSalticidae

Salticidae

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30 mars 2013 6 30 /03 /mars /2013 12:00
De belles pages que les leçons de chose de monsieur Ponge ! On y plonge son nez comme dans une malle oubliée au grenier et on y découvre des pièces d’orfèvrerie qu’un rapide dépoussiérage suffit à ranimer les ors… La bougie, le pain, les mûres, le cageot, l’huître, le lézard… Mais le poète nous parle-t-il seulement des choses ? Finalement, lorsqu’il évoque la fragilité du cageot, c’est sur l’existence humaine qu’il porte un regard plein de commisération. Lorsqu’il évoque l’hermétisme coriace de l’huître, c’est de l’écriture poétique qu’il disserte… L’objet devient prétexte, tout en symboles et en paraboles. C’est la poésie de Lucrèce, un natura rerum moderne. Mais, les choses sont en même temps moins et plus que cela. C’est leur accorder beaucoup d’importance que de les associer aux grandes questions ontologiques, c’est faire preuve d’imprudence de les croire totalement dépourvues d’intention.
Dans un album de Mandryka narrant les inénarrables aventures du concombre masqué, il est dit que les objets ont une âme et une âme perverse. L’objet, enveloppé de candeur muette, inscrit sa forme inerte dans l’espace et semble crier silencieusement son innocence. Je répète qu’il serait imprudent de lui accorder un blanc-seing et qu’il est nécessaire de se pencher sur le dossier.
Messieurs, la cour ! Le greffier d’un geste nerveux rassemble ses feuillets, les avocats tout en effets de manche prennent position tandis que le juge, le visage impénétrable, cale son auguste postérieur dans le siège central.
« Accusé, levez-vous » : rien ni personne ne se lève ! L’objet feint l’incompréhension et se mure dans son inertie confortable. Refus de coopérer est le moindre des griefs à mettre sur le compte des objets.
Observons les faits. Scène de petit-déjeuner, entre humeur bourru et joie virginale de l’aube, odeur de café et de pain roussissant, tintement allègre de bols et de cuillers. Soudain, l’accident. La tartine beurrée, fraîchement recouverte d’une pellicule de confiture tombe des mains. Inutile de poursuivre, tout le monde connaît la suite. Le phénomène est si répandu que de coïncidence il est considéré à présent comme une loi de la physique. Bien. L’avocat de la défense prend la parole. La tartine tombe. Mais qui est véritablement responsable de sa chute ? Acte suicidaire ou maladresse humaine ?  « J’opte, dit-il, sans hésiter pour la seconde solution. Le petit-déjeuneur  est mal réveillé, ses doigts brillent encore du beurre qu’il n’a pas étalé proprement. Il est normal que la tartine lui glisse des mains. Et on incriminerait la tartine, qui, dans cette situation, est victime ! Considérons la chute : elle tombe côté confiture, certes. Mais peut-elle raisonnablement choisir son côté ? Jetez-vous du dixième étage, pourriez-vous décider du côté où vous allez vous écraser ? Evidemment non. »
« J’appelle à la barre le bricoleur », s’agace le procureur général. Gérard ou Robert, en combinaison bleue, pose ses mains calleuses sur la barre. Il y déroule le calvaire prosaïque de la vis cachée. « Je prends mon tournevis, je dévisse, avant d’avoir pu saisir la vis, celle-ci tombe. » Tombe-t-elle à ses pieds ? au milieu du parquet, en pleine lumière, au vu et au su de tout un chacun ? Non, animée de malice, elle se précipite insidieusement sous un meuble bas, comme aimantée par l’ombre. Un cafard qu’on viendrait de surprendre en plein jour ne se cacherait pas mieux. Là, dans l’obscurité, elle attend qu’on l’oublie. Parfois, le bricoleur, après maintes tentatives, après s’être cogné brutalement la tête à un angle du meuble et avoir juré, retrouve la fuyarde, parfois, il faudra attendre plusieurs années, un déménagement, pour découvrir la vis douillettement emmaillotée dans un mouton de poils, de cheveux et de poussière.
Et que dire de tous ces objets que l’on pose à tel endroit que l’on garde en mémoire et que l’on ne retrouve plus ?
 
Suis-je seul à m’inquiéter de la perversité des objets ? Nullement. Voici une page extraite de « Pars vite et reviens tard » de Fred Vargas : « Ça ne l'avait pas étonné. Joss avait compris depuis longtemps que les choses étaient douées d'une vie secrète et pernicieuse. Hormis peut-être certaines pièces d'accastillage qui ne l'avaient jamais agressé, de mémoire de marin breton, le monde des choses était à l'évidence chargé d'une énergie tout entière concentrée pour emmerder l'homme. La moindre faute de manipulation, parce que offrant à la chose une liberté soudaine, si minime fût-elle, amorçait une série de calamités en chaîne, pouvant parcourir toute une gamme, du désagrément à la tragédie. Le bouchon qui échappe aux doigts en était, sur le mode mineur, un modèle de base. Car un bouchon lâché ne vient pas rouler aux pieds de l'homme, en aucune manière. Il se love derrière le fourneau, mauvais, pareil à l'araignée en quête d'inaccessible, déclenchant pour son prédateur, l'Homme, une succession d'épreuves variables, déplacement du fourneau, rupture du flexible de raccordement, chute d'ustensile, brûlure. Le cas de ce matin avait procédé d'un enchaînement plus complexe, amorcé par une bénigne erreur de lancer entraînant fragilisation de la poubelle, affaissement latéral et épandage du filtre à café sur le sol. C'est ainsi que les choses, animées d'un esprit de vengeance légitimement puisé à leur condition d'esclaves, parvenaient à leur tour par moments brefs mais intenses à soumettre l'homme à leur puissance larvée, à le faire se tordre et ramper comme un chien, n'épargnant ni femme ni enfant. Non, pour rien au monde Joss n'aurait accordé sa confiance aux choses, pas plus qu'aux hommes ou à la mer. Les premières vous prennent la raison, tes seconds l'âme et la troisième la vie. »
Les choses ne sont pas ce qu’elles feignent d’être. Et il faut être sacrément naïf pour croire qu’elles ne sont qu’une matière morte à l’état de servitude. Toute chose brille de l’éclat de la malveillance, et ce sont les hommes qui leur sont soumis à leur insu, pas l’inverse.
Elburro
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18 février 2013 1 18 /02 /février /2013 13:05

Mikongo Mikongo

Janvier 2007. Nous avons traversé la forêt équatoriale d’ouest en est, jusqu’à la frontière du Congo. Pour le retour, nous décidons de faire halte à Mikongo, à mi-chemin entre Koulamoutou et Booué, en plein cœur de la forêt de l’Ogooué-Lolo.

Le campement de Mikongo a été aménagé à destination des scientifiques qui souhaitent observer les gorilles dans leur milieu naturel.

Nous roulons à vive allure, les yeux mi-clos tant la lumière crue éblouit, de même que ce contraste étonnant de couleurs complémentaires : le vert vif de la végétation luxuriante et le rouge vif de la latérite qui forme un nuage de poussière rougeoyant dans notre sillage. Nous nous engageons sur une piste boueuse menant au campement. L’air grésille du vol des abeilles qui ont donné leur nom à cette forêt primaire.

A 1 ou 2 km du campement, nous nous embourbons : quelques planches de bois adroitement agencées permettent à la voiture de dépasser la zone fangeuse. Vers midi, on éteint le moteur pour ne plus entendre que les stridences des insectes et des oiseaux. Rien ne bouge, lorsqu’au-dessus de nous, les branchages sont secoués. Nos yeux vers la canopée distinguent à peine des mouvements rapides d’arbre en arbre. Ce sont des cercopithèques, très nombreux dans cette aire forestière.

Le campement de Mikongo est désert. Tout y est bien rangé, propre, comme si quelqu’un venait à peine de quitter les lieux après y avoir fait le ménage. Les masques tribaux et les orbites vides de mastodontes, le silence au-delà du grésillement, le mur vert de la végétation inextricable qui nous enserre, tout baigne dans une atmosphère singulière qui donne un peu le frisson. Cela ressemble à l’instant qui précède un événement dramatique ou, du moins, marquant. Mais rien. Rien que ce soleil implacable, ce ciel impavidement bleu. Très vite, après un bref examen des masques, des crânes de primates, des cartes géographiques…, nous recherchons l’ombre d’une paillotte, où nous nous attablons, dans la contemplation silencieuse de cette clairière au milieu de l’océan vert de la forêt des abeilles.

Mon camarade m’explique que Mikongo est appelé « la passe des gorilles » et constitue un poste d’observation de ces grands singes. Nous décidons donc de nous mettre nous-mêmes à l’affût. En effet, notre voyage jusqu’à Bakoumba devait nous permettre d’observer les mandrilles : ces singes au museau bleuâtre. Or, nous sommes revenus bredouilles malgré les efforts infructueux du guide pour localiser par triangulation les animaux convoités.

Voilà l’occasion de compenser cet échec : quelle revanche si nous parvenions à apercevoir un ou plusieurs gorilles ! Mais nous n’y croyions guère, car nous n’avons que quelques heures devant nous avant de reprendre la route pour Booué.

Le silence retombe sur Mikongo.

Les heures s’égrènent, et mêmes les cercopithèques semblent fuir notre présence malgré notre discrétion. Aucune face simiesque n’aura daigné se montrer à nous.

Nous jetons un dernier regard sur la passe des gorilles sans gorille et nous grimpons en voiture. Le tronçon de piste fangeux est franchi sans encombre et nous empruntons alors la piste principale. Nous n’avons pas parcouru plus de 2 ou 3 km, et à l’endroit où la piste va s’élargir, signalant par là un village tout proche, mon camarade freine soudainement. Là, à quelques mètres devant nous, un jeune gorille surgit de la végétation et s’engage sur la piste poussiéreuse. Il s’arrête deux ou trois secondes et dirige son regard vers nous, puis tranquillement, s’enfonce dans les buissons qui lui font face. Nous restons bouche bée. Ce n’est qu’une ou deux minutes plus tard, qu’ayant retrouvé l’usage de la parole, nous devisons avec volubilité sur cette apparition miraculeuse. Nous avons vu le gorille chez lui, l’espace d’un instant, si précieux. Nous venions l’espionner, sûrs de notre fait, et c’est lui qui, avant que l’on quitte son royaume, nous salue.Elburro

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5 février 2013 2 05 /02 /février /2013 17:25

L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.

A l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en-dessus s’affaissent sur les cieux d’en-dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.

Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner.

Ponge Francis

  Huître

Au premier coup d’œil, il apparaît que ce poème, comme l’huître, se structure en trois parties distinctes : ces trois parties ne sont pas sur le même plan, elles s’emboîtent comme les matriochka russes, allant de la partie la plus grosse (et grossière) à la partie la plus fine (et précieuse). Le poème débute sur une comparaison anodine et à première vue pertinente puisque les comparé et comparant se réfèrent à la même isotopie de la mer. L’huître est comparable au galet, mais du point de vue de la taille seulement, seulement ? Non, on pourrait hasarder d’autres points communs : l’origine, tous deux sont issus de la mer, et même l’apparence extérieure, dans les deux cas, est minérale. Les différences relevées concernant la couleur et la texture semblent des détails. En effet, la différence majeure est exprimée dans les phrases suivantes : « Pourtant on peut l’ouvrir ». Le galet oppose au monde sa forme pleine et sans issue. Il n’y a rien à découvrir à l’intérieur du galet et sa surface lisse et polie, dépourvue d’aspérité, n’ouvre pas à la discussion. Le galet est la métaphore de la prose, la prose la plus véhiculaire et la plus ordinaire qui soit : elle exprime un message univoque, simple, toujours le même quel que soit l’angle choisi. Ce message prosaïque ne renferme aucun trésor, aucune découverte intellectuelle, aucune idée élevée.

L’huître, elle, contient, dans ses entrailles, tout un « monde » qui suscite l’intérêt et la curiosité : mais ces « doigts curieux » s’y coupent. Pénétrer le monde hermétique de l’huître, c’est vouloir pénétrer la signification profonde d’un poème malgré sa rugosité. En effet, le poème, métaphorisé ici par l’huître, a une apparence et un contact rebutant. L’huître-poème résiste à l’interprétation, contrairement au galet-prose qui se donne directement mais ne débouche sur rien. L’ouverture de l’huître, c’est-à-dire la lecture du poème, nécessite des efforts, un travail de concentration et une technique que Francis Ponge critique implicitement en parlant de « travail grossier » et de « couteau peu franc ». L’analyse d’un texte poétique recourt à des méthodes dignes d’un tâcheron en prise avec un objet d’orfèvrerie…

Toutefois, l’ouverture de l’huître-poème révèle des trésors qui justifient ces méthodes. Accéder à la compréhension du poème, c’est pénétrer dans un univers neuf. Le poète insiste sur le caractère holistique de cet univers qui forme un tout clos sur lui-même. Il insiste aussi sur l’opposition entre l’extérieur du poème (sa coque revêche) caractérisé par des sons durs en [k] : « curieux, coupent, cassent… » et l’intérieur avec des sons liquides : « visqueux et verdâtre / flue et reflue ». Que découvre-t-on à l’intérieur qui mérite un tel acharnement ?

Le contenu, très différent du contenant hostile et muet, offre des réalités sensibles : tous les sens sont sollicités : les aspects « verdâtre », « noirâtre » et les « cieux » pour la vue, « l’odeur » pour l’odorat, « manger », « boire » pour le goût, « visqueux » pour le toucher, seule l’ouïe est sans application. L’ensemble présente une certaine richesse et rassasie le plaisir des sens : « un monde à boire et à manger ». L’évocation des cieux (de nacre) est ambiguë : elle implique un monde ouvert et une élévation spirituelle mais ressemble aussi beaucoup à un décor, à un monde illusoire. Cela justifie la négation restrictive qui suit : « pour ne plus former qu’une mare ». L’image de la « mare » adjointe aux qualificatifs « visqueux » et « verdâtre » évoque des connotations peu ragoûtantes. D’ailleurs, le suffixe –âtre, lui-même péjoratif, forme un fil conducteur entre l’aspect extérieur (blanchâtre) et intérieur (verdâtre, noirâtre). Le contenu est la récompense d’efforts soutenus pour l’atteindre, or, le fruit n’est guère à la hauteur des espérances et ne mérite peut-être pas une telle dépense. Il se trouve que la substance d’un poème quand on y goûte ne se révèle pas aussi profonde qu’on l’aurait imaginé. L’hermétisme de la forme ne cache pas nécessairement un message philosophique.

 Rappelez-vous le prologue du Gargantua de Rabelais : « C'est pourquoy fault ouvrir le livre : et soigneusement peser ce qui y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien d'aultre valeur, que ne promettoit la boitte. C'est à dire que les matieres icy traictées ne sont tant folastres, comme le tiltre au dessus pretendoit. Et posé le cas, qu'on sens literal trouvez matières assez ioyeuses & bien correspondentes au nom, toutesfois pas demourer là ne fault, comme au chant des Sirènes: ains à plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en guaieté de cueur. » Rabelais développe le raisonnement inverse en mettant en garde les lecteurs contre l’apparence frivole de son œuvre qui sous cette frivolité contient une substantifique moelle. Francis Ponge dit que sous l’apparence d’un style âpre, élaboré, d’accès difficile, voire même rebutant, sont parfois contenues des platitudes. Dans ce cas, abstenons-nous de forcer la lecture de certains poèmes.

Pourtant, le poète ajoute que, parfois, et même rarement, « une formule perle… ». L’expression est délicieusement tournée puisque là où on attend le substantif « une perle », le poète emploie le verbe « perler » et là où on attend le verbe « se former », il emploie le substantif « une formule », étymologiquement « une petite forme ». L’allusion au gosier signale qu’il s’agit bien d’une parole, d’un message, d’un bon mot. Et en effet, rarement, un poème peut contenir un véritable trésor, une trouvaille stylistique ou une idée précieuse contenue dans une belle formule, comme les huîtres perlières, comme celle sur laquelle le poète clôt son texte. Merci à lui.

Elburro

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2 février 2013 6 02 /02 /février /2013 11:48

" - L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon. - Il éclate de même chez les marchands. - Il est habillé des plus belles étoffes. - Le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce ? - Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence. - Je loue donc le travail de l'ouvrier. - Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre ; la garde de son épée est un onyx ; il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui est parfait ; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage, et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vieille. Vous m'inspirez enfin de la curiosité ; il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la personne.

Tu te trompes Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat.

Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance et plus d'esprit : il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent ".

 

La Bruyère

Philémon, dans la typologie des personnages de La Bruyère, est peut-être l’un de ceux qui a le moins vieilli. De nos jours, les Philémon sont pléthore et il faudrait fermer les yeux et même devenir aveugle pour ne pas les voir, qu’ils se pavanent à pied ou en voiture.

Je vais donc me livrer à cette petite analyse de texte afin de montrer à chacun et à chacune, d’abord, la vanité des Hommes, s’il était encore nécessaire de prouver son existence, et cette tendance de plus en plus répandue à confondre l’être et l’avoir et à conformer ses choix existentiels non sur l’être mais sur le paraître.

Le premier paragraphe nous montre le spécimen en action au milieu de ses admirateurs et jouissant de l’effet éblouissant qu’il suscite. « Philémon », étymologiquement « le seul qu’on aime », n’existe que dans le regard admiratif des autres. L’anaphore du pronom « il » (il éclate – il est habillé – il a – il fait…) montre à quel point Philémon est au centre des préoccupations, est l’objet de tous les regards. Mais d’où détient-il ce pouvoir de susciter l’admiration d’autrui ? Ce pouvoir est celui de l’apparence et de la richesse ostentatoire. Le recours au vocabulaire de la perception visuelle « éclate, montre, briller aux yeux, parure, voir, brillant » et le jeu sur les champs sémantiques « habit/habillé », « briller/brillant » soulignent l’importance de l’apparence conférée par l’avoir et le goût prononcé du clinquant de Philémon. Ce dernier possède des biens d’une grande valeur (l’opulence est traduite par les matières nobles et précieuses : « or, onyx, diamant ») et en grande quantité comme les longues périphrases pleines d’expansions (« un gros diamant qu’il fait briller… parfait ») et les accumulations (« ce carrosse brillant … équipage ») le laissent entendre.

Les admirateurs sont dupes de tous ces fastes et ces feux et expriment leur émerveillement avec des adjectifs mélioratifs et superlatifs : « des plus belles, si précieuses, parfait », ce dernier constituant une hyperbole qui exprime bien l’impact de cet étalage de richesses.

Mais tout le monde n’est pas dupe.

En réponse à la tromperie dont ses admirateurs font l’objet, Philémon est pris à parti par une apostrophe directe et franche du locuteur qui renverse les termes et lui déclare que c’est lui qui se trompe en voulant tromper les autres. Le locuteur démonte de manière logique et ironique cette duperie : il utilise des connecteurs logiques comme « mais » et « donc », les deux points qui ont un sens consécutif afin d’opposer la raison à l’aveuglement des sens.

La question rhétorique « Le sont-elles moins toutes déployées… » marque l’ironie du locuteur qui rappelle que la valeur « inestimable » des biens de Philémon est à l’honneur de ceux qui les ont fabriqués et ne peuvent être mis sur le compte du mérite de Philémon lui-même !

Le locuteur ne cesse d’exprimer son mépris vis-à-vis de Philémon dont il veut montrer la vanité : il le tutoie, le réduisant ainsi à lui-même. Il se moque de lui dans la comparaison qui l’assimile à un « jeune homme »  marié à une « riche vieille ». Philémon se drape sous des apparences de luxe mais le locuteur insiste pour dévoiler sa seule et véritable nature qui tient en trois pauvres lettres : « fat ». Le mot est mis en relief en fin de phrase et de paragraphe, et il forme un écho assonantique avec « toi ». Ce procédé rappelle la scène de Cyrano de Bergerac aux prises avec le vicomte et la célèbre réplique :

- Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit :
Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot !
La comparaison de ces deux extraits nous permet de bien comprendre la filiation logique qui relie les deux petits mots « fat » et « sot ».

Le mépris du locuteur à l’égard de cette fatuité est aussi le mépris des biens, le mépris de l’avoir que l’on perçoit dans les termes péjoratifs « coquins, traînent, attirail, bagatelles, bêtes » et dans la valeur péjorative des déterminants démonstratifs (valeur héritée du latin iste) : « ce carrosse / ce grand nombre / ces six bêtes / cet attirail ».

L’erreur commise par Philémon et par ses admirateurs est contenue dans cette confusion volontaire ou involontaire entre l’être et l’avoir. Le locuteur souligne ce décalage par des oppositions entre les longues périphrases renvoyant à l’avoir (« ce grand nombre de coquins qui te suivent… ») et les petits pronoms personnels qui renvoient à l’être (« tu te »).

Cette opposition est aussi sensible dans le rythme décroissant de cette phrase : « l’on écarte tout cet attirail qui t’est étranger / pour pénétrer jusques à toi / qui n’es qu’un fat » (14-8-4) où Philémon est peu à peu dépouillé de ses artifices et de ses atours pour aboutir à sa nature : celle d’un fat. Cette opposition se traduit sur la plan lexical par l’antithèse entre « être » et « avoir » (« il a/ qui n’es ») et par l’antithèse entre « chose » et « personne ». Le locuteur dissocie clairement et volontairement les objets (avoir) et leur possesseur (Philémon) en employant une construction inhabituelle de phrase avec des déterminants démonstratifs et un complément du nom, là où on attendrait simplement l’emploi des déterminants possessifs : « Ces habits et ces bijoux de Philémon » au lieu de « Ses habits et ses bijoux ».

L’opposition entre les choses possédées et le propriétaire est doublée par d’autres oppositions comme celle entre le peuple qui fabrique ces objets admirables (« marchand, boutique, ouvrier ») et la noblesse oisive qui s’en pare et s’en empare pour briller.

Il est intéressant de remarquer que ce blâme figure dans la partie « Du mérite personnel » et de constater justement que le seul mérite de Philémon est de posséder. Le monde est-il finalement et véritablement abusé par les procédés de Philémon ? L’est-il lui-même ? Les verbes d’opinion « tu penses… croit » laisseraient imaginer qu’il adhère à cette confusion entre être et paraître, pourtant le texte se termine sur l’évocation des yeux et suggère que ces « miroirs de l’âme » lui révèlent dans le regard des  autres sa véritable nature qu’il cherche à dissimuler derrière des apparences.

 

Substituez « voiture tout terrain » à « carrosse », « téléphone portable » à « épée » et vous comprendrez que Philémon, qui porte aujourd’hui d’autres noms, existe bel et bien et, même, qu’il s’est largement reproduit depuis l’époque de La Bruyère. Les Philémon sont en voie d’expansion sur tous les continents, continuent de faire la roue à tous les carrefours de nos villes illuminées, et le mépris que je leur témoigne va croissant, proportionnellement à leur fatuité qui ne connaît pas de limite.

Elburro

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31 janvier 2013 4 31 /01 /janvier /2013 21:15

 

Le ciel languide de la savane côtière était porté à incandescence et la touffeur accablante de la journée s’évaporait lentement. Peu à peu, la tiédeur de l’air du soir apportait cette note sucrée qui donne aux soirées africaines cette magie et ce bien-être à nul autre comparable. C’est l’heure que choisit S. D. pour nous proposer un bain de mer.

 

Nous étions arrivés la veille sur la petite piste de latérite à bord d’un petit avion. Encore tout enchantés des images aériennes de la forêt qui ressemblait à des bouquets de persil vu d’en haut, nous goûtions avec ravissement le retour à la terre ferme. S. D. logeait dans une case aux dimensions confortables. Nous y avons été aussitôt à l’aise et à peine rafraîchis, nous étions prêts pour la découverte de sa concession forestière.

 

Il nous y a menés, et en chemin, égrenait quelques anecdotes sur les habitudes de ses ouvriers, sur son travail d’ingénieur forestier et sur les caractéristiques de certaines essences. Au passage, notre trajet a été interrompu par un buffle aux manières cavalières et au retour, par un cobra noir qui a lancé un défi au 4X4 en se dressant sur sa queue. Bref, ce séjour à Oyan était un vrai bol d’air et cette journée harassante sur les pistes en plein soleil justifiait le bain de mer que notre hôte nous proposait.

 

Avant d’atteindre la plage, nous devions traverser à la nage une rivière au cours tranquille. Elle faisait environ dix mètres de large et ses eaux fraîches surprenaient lorsqu’on y pénétrait. De l’autre côté, à quelques mètres à peine, derrière une dune, s’étalait l’océan atlantique et il ne nous restait plus qu’à disparaître dans l’écume tiède, alors que le soleil avait déjà sombré à l’horizon et que les étoiles s’allumaient une à une dans le ciel. L’absence de toute source de lumière dans un rayon très vaste permettait d’observer nettement les constellations. C’est rassasiés de rires et de jeux que nous avons songé à retourner à la case. S. D. qui nous devançait, avait déjà atteint l’autre rive du cours d’eau. Il répétait à l’envi que cette rivière opérait comme une douche puisque ses eaux douces nous débarrassaient du sel et du sable de la mer. Mais, avant même que nous ayons tenté la traversée à la nage, il nous a mis en garde contre un danger. « Les villageois, qui habitent cette zone, prétendent qu’un vieux crocodile vit dans cette rivière, à peu près au niveau où nous nous tenons ».

 

- C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

 

Dans la nuit, nous voyions son sourire à pleines dents qui nous rassure à demi.

 

- Non. Personnellement je ne l’ai jamais vu, mais les villageois, dont certains travaillent pour moi, sont formels : un crocodile vit là. Allez, un peu de courage ! s’écriait-il en riant.

 

Attention crocodileA ce moment-là, on comprend que plus les secondes s’écoulent, plus le « fameux » courage file comme du sable entre les doigts, et que si on entreprend de réfléchir avant de sauter à l’eau, on risque de ne jamais sauter. Un rapide coup d’œil alentour nous fait comprendre qu’il n’existe aucune solution pour gagner l’autre rive : pas de gué, pas de rétrécissement du lit, pas d’arbre dont le branchage surplomberait la surface… Non, nulle autre solution que de vider sa tête et de confier toute son énergie aux muscles. Une vague d’émotion contradictoire nous envahit, où se mêle la rage contre S. D. mais aussi l’esquisse d’un sourire ironique en pensant que cette situation nous transforme en personnages d’un gag. Dans la tête, c’est la confusion, des foules de « si » angoissés tentent de se frayer un chemin dans le tribunal de la raison pour être débattus. Mais, il faut les refouler sans état d’âme et refuser d’envisager le moindre « si ». Je me jette à l’eau, et je perçois, dans ma panique, un plouf qui m’avertit que mon camarade m’a suivi… à moins que cela ne soit le plouf d’un monstre reptilien qui vient de repérer sa proie et se lance à sa poursuite… Non, je ne peux le croire. La traversée semble durer et rien ne bouge dans la nuit. J’aperçois par à-coups la silhouette blanche de S. qui se rapproche, mais aucun bruit en dehors du clapotement de l’eau sous l’effet de mes mouvements…

 

Une fois parvenu sur l’autre berge, mon camarade me rejoint et nous sommes accueillis par l’hilarité de S. qui avoue avoir inventé cette histoire. Il ne cessera plus ensuite de nous répéter les bienfaits de cette immersion dans l’eau douce et froide après un bain de mer… Certes, mais l’imagination a un tel pouvoir sur nos décisions et nos actions que nous avons refusé tout le reste de notre séjour de retourner nous baigner dans l’océan.

 

Plus tard, j’appris en lisant « La Mémoire d’un Fleuve » de Christian Dedet comment certaines peuplades du Gabon procédaient pour chasser le crocodile. On donne un gourdin à un homme au pied duquel on attache une corde afin de pouvoir le remonter sur la rive. Celui-ci plonge dans la rivière et taquine de son gourdin le crocodile au fond de l’eau. Lorsque la bête a refermé ses mâchoires d’acier sur le bâton, on remonte le chasseur en tirant sur la corde et le reptile qui ne desserre pas ses mâchoires remonte aussi. Mais il arrive que le corps qui remonte n’a plus de bras ou même plus de tête si le crocodile ne s’est pas contenté de mordre dans le bâton…

Elburro

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26 janvier 2013 6 26 /01 /janvier /2013 19:24

Grenouille de Hissar

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12 janvier 2013 6 12 /01 /janvier /2013 10:49

Nous sommes tous bien d’accord pour dire que la plus grande réussite commerciale des dernières décennies est d’avoir « élevé » la jeunesse au rang de cible commerciale. Le raisonnement selon lequel la jeunesse ne peut constituer un vivier de consommateurs parce qu’elle n’est pas solvable est complètement révolu depuis la fin des années 80 du XXème siècle. Aujourd’hui, au contraire, la jeunesse, de l’enfance à l’adolescence, représente une cible privilégiée pour les publicitaires avides.

Si les jeunes ne sont pas solvables (et encore, cela se discute), leurs parents le sont. Et si ces derniers ouvrent moins souvent leur portefeuille pour eux-mêmes, ils l’ouvrent, et avec le sourire (quoique pas toujours…), pour leur progéniture qui ne manquent pas d’arguments de toutes sortes pour convaincre ou persuader l’adulte de vider son compte bancaire.

Cibler la jeunesse, c’est lâcher le loup capitaliste dans la bergerie : pas un mouton n’échappera à la tonte de l’endettement. Aucune tête juvénile ne sécrète suffisamment d’esprit critique pour comprendre qu’elle est manipulée par la société de consommation et la publicité et qu’on fait d’elle un mouton tout juste bon à dépenser l’argent que ses parents triment à gagner. L’école ? Rien de plus ennuyeux, on y délivre un savoir gratuit, on n’y vend rien, on n’y achète rien ! Le commerce en est banni. C’est le dernier sanctuaire, le dernier bastion contre la société de consommation, comme si Jésus avait chassé les marchands des écoles aussi. Merci à lui. Mais aux portes de l’école, la publicité fait rage et les professeurs sont bien en peine d’inculquer à leurs élèves la moindre étincelle d’esprit critique.

Consommer, consommer toujours plus, encore et encore, est la maladie de cette aube du XXIèmesiècle et on a délibérément confié les commandes de la machine à un adolescent conditionné qui confond ses besoins avec ses désirs !

Comment contrôler et administrer en toute transparence ces moutons ? … ou ces chèvres… Créons une plateforme accessible via internet où nous proclamerons haut et fort tous les idéaux que nous pervertissons, et pour commencer l’amitié. Permettons aux moutons de livrer leur vie personnelle et leurs expériences les plus intimes en pâture aux sociétés commerciales, aux profiteurs de tous poils, voire aux prédateurs de tous poils. Appelons cette plateforme « Facebook » : les jeunes, invariablement grégaires, vont s’y rassembler en masse comme dans un enclos avant l’abattoir. Toujours persuadés d’être au centre du monde et d’être des vedettes injustement méconnues, ils vont publier leurs photos les plus avantageuses pour se mettre en scène, mais aussi (parce que c’est cool) celles des soirées arrosées, des pseudo-ami(e)s, dans des positions équivoques ou franchement grotesques… Pourquoi espionner les moutons quand c’est eux-mêmes qui, sans contrainte et sans coercition, étalent sur le plus grand marché du voyeurisme leur vie intime ?

FacedeboucLa dénonciation de ce système mériterait qu’on y consacre des pages entières. Pour faire court, je me contenterai d’une simple anecdote. Un élève, surpris en classe à utiliser son ordinateur portable et son téléphone portable à des fins non seulement interdites par le règlement du lycée mais également pitoyablement obscènes (puisqu’il consultait un site pornographique en cours), photographie le tout avec son professeur en arrière-plan pour prouver l’exploit. Son objectif on-ne-peut-plus-mondain étant de briller dans le cercle très étendu de ses amis, il publie sur sa page « facebook » la photo prise en classe afin que tous puissent le congratuler comme il se doit. Et en effet, les « amis » et « amies » s’empressent de commenter à qui mieux mieux la prouesse puérile du contrevenant en cliquant sur « J’aime ça » (oui, « facebook » fait tout dans la nuance). Le professeur victime, de son côté, ayant eu connaissance du délit, s’empresse de dresser la liste de tous ceux qui ont joyeusement approuvé l’acte incriminé. Ensuite, après avoir épinglé et justement sanctionné l’auteur de l’exploit, il décide de convoquer et d’interroger les différents « approbateurs » pour connaître les motivations propres à chacun et chacune. Et là, stupeur ! Hormis quelques élèves conscients de leur bêtise et qui bredouillent quelques excuses mal ficelées, la plupart commencent par nier (rien d’étonnant jusque-là), puis s’indignent qu’on puisse les suspecter d’être des ami(e)s du contrevenant : « Comment ? Mais je ne le connais même pas ! », « Quoi ? Ce n’est pas mon ami ! », etc. Tous, sincèrement offusqués. Alors, je pose cette question : comment peut-on accepter l’idée de figurer dans la liste des amis d’une personne contre sa volonté ou à son insu ? A partir de là, que peut bien signifier le mot même de « ami » ? Pire, que pourra bien signifier ce mot pour ces générations « facebook » qui ont plus de trois cents amis déclarés sur leur compte et qui n’ont, en réalité, pas un seul ami ?

L’amitié est une valeur morale précieuse, et comme tout ce qui est précieux, elle est rare : une personne qui prétend avoir 100 amis n’en a aucun. Elle est exigeante, elle requiert du temps, de l’investissement, parfois de l’abnégation et elle se construit patiemment au fil du temps : elle n’est pas instantanée. Inscrire un nom sur une liste n’a jamais constitué un pacte d’amitié. L’amitié est exclusive, elle a d’autant plus de valeur qu’elle est bâtie sur des expériences communes intenses : l’amitié de tous n’a aucun sens, le sens de l’amitié se définit par l’exclusion de l’autre, celui qui n’a pas « la chance, le privilège » d’appartenir à un cercle, et ce cercle cultive la différence et la singularité. Cette relation privilégiée entre quelques individus s’accorde parfaitement avec le concept du « happy few ». Les expériences fondatrices de cette relation servent de fondement à des rituels et à une mythologie dont toute personne (jugée profane), extérieure au cercle, ignore le fonctionnement. Donc, l’amitié a d’abord un caractère sacré, ipso facto, la création de « facebook » est une profanation et une désacralisation hautement condamnable de l’amitié. L’amitié se fonde sur des secrets, elle n’a rien de transparent ! Elle est ambiguë et complexe.

L’amitié implique des notions de confiance absolue et de loyauté indéfectible : j’ai deux amis, depuis mon enfance, et je sais (cela, d’ailleurs, s’est déjà produit) que je peux les appeler à tous moments, même au milieu de la nuit, pour réclamer leur aide, sous quelque forme que ce soit, que je peux exiger d’eux des sacrifices, que je peux habiter à 2000 km de chez eux parce que, lorsque nous nous reverrons, nous pourrons poursuivre une conversation, même profonde, abandonnée 10 mois auparavant, comme si nous nous étions quittés la veille, que je peux leur confier ce qu’un cœur garde au plus profond de lui-même, que je peux me présenter à eux sous mes aspects les plus hideux, les moins glorieux parce qu’ils me connaissent à fond, parce qu’ils ne seront guère surpris et qu’ils me pardonneront tout, même mes plus noires infamies… et je peux faire tout cela parce qu’ils savent que c’est réciproque. J’ai cette chance incommensurable d’avoir deux amis et c’est pourquoi, je sais que je n’aurai jamais la malchance d’avoir une face de bouc et des anti-amis.

Elburro

 

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